Partie 1
Les années passèrent. La Princesse ne vivait plus que pour Sélène, sa précieuse enfant. Elle espérait chaque jour que Tristan revienne vers elles mais il n’était plus que l’ombre de lui-même. Pourtant, quand finalement il parvenait à leur réserver un peu de temps, il essayait sincèrement d’être le bon mari et le bon père qu’il aurait voulu être. Malheureusement, ses préoccupations le rattrapaient toujours.
De son côté, sa femme essayait de compenser son absence auprès de sa fille en prenant grand soin de son éducation. Elles sortaient régulièrement pour se promener dans le village. Elle la laissait ainsi jouer avec les enfants qu’elles rencontraient. La petite Sélène était une enfant enjouée et enthousiaste, comme l’était sa mère. Et finalement, malgré tout, elles étaient heureuses.
Pour fêter ses dix, sa mère organisa pour sa fille une grande fête dans le jardin de la maison. Elle invita tous les enfants du village, accompagnés par leurs parents. Elle fit préparer tout un banquet de friandises et de gâteaux préparés par les nombreux artisans du village. La fête était une vraie réussite. Sélène était aux anges, sa mère, malgré son statut de femme du chef, se laissa quelque peu aller à la danse et au jeu. Elle avait retrouvé son enthousiasme d’antan, tout le monde put le remarquer. C’est ainsi que la rumeur commença à prendre vie.
Malgré les années qui venaient de passer, la Princesse n’avait pas changé. Elle n’avait pas subi les affres de temps. Aucune ride ne marquait son front, aucun signe de fatigue n’assombrissait ses yeux ou ralentissaient ses gestes. Les hommes l’admiraient toujours autant, ce qui rendit certaines femmes d’autant plus jalouses, et mesquines.
La rumeur enfla.
Au village, on se demandait comment la femme du chef pouvait rester aussi jeune et belle, malgré l’âge, les grossesses, le deuil, et la Vie tout simplement. Certains commencèrent à suspecter quelques actes de sorcellerie.
Ces bruits de ruelles parvinrent enfin aux oreilles de Tristan qui préféra ne pas y prêter attention. Il pensait que tout cela se tasserait avec le temps. Il se trompait.
Les habitants continuaient de parler de la beauté de sa femme, et de son éternelle jeunesse. Les femmes la traitaient de sorcière et l’accusaient de tous les maux qui frappaient le village.
Une épidémie de grippe chez les enfants ? C’est la femme du chef qui leur vole leur jeunesse.
Une mauvaise récolte ? C’est la faute de la sorcière qui agit contre la Nature.
Une jeune fille avait disparu ? Le village réclamait vengeance aux portes de la maison de Tristan. Sa femme ne pouvait être que la coupable. Elle devait voler la beauté et la jeunesse de la pauvre disparue. Plus tard, alors que réapparut la jeune infortunée qui n’avait finalement fui le village que pour retrouver un soupirant pas aussi galant qu’elle ne l’avait escompté, le mal était déjà fait.
Cela allait trop loin pour Tristan qui comprit qu’il ne pouvait plus fermer les yeux.
Il ne croyait pas sa femme coupable de quoi que ce soit mais cette situation ne pouvait plus durer. Sélène allait sur ses 14 ans, et à côté de sa femme, elle paraissait comme une jeune sœur. Bientôt, la fille paraitrait plus vieille que sa propre mère. De plus, lui-même se voyait de plus en plus vieillir, inexorablement…
Afin de calmer les habitants, il demanda à sa femme de ne plus quitter la maison, ce qu’elle accepta à contre-cœur. Néanmoins, elle comprenait la réaction de son époux.
Malheureusement, ce ne fut que le début et plus il cachait sa femme, plus il donnait crédit aux rumeurs du village.
Finalement, la pauvre Princesse ne pouvait plus que circuler dans la maison et le jardin, couverte d’un voile pour masquer son éternelle jeunesse.
***
Quand Sélène fêta ses 18 ans, elle présenta un « ami » à ses parents, le fils d’un notable du village voisin qui lui était très cher. Le jeune homme ne tarda pas à demander sa main à son père qui y concéda avec joie. Sélène était des plus heureuses. La perspective de cette nouvelle union et de la fête qui l’accompagnerait allégea considérablement l’ambiance lourde dans la grande maison.
La Princesse se faisait une joie de préparer cet évènement, toujours en restant dans la maison néanmoins. Sélène, peinée pour sa mère, demanda à son futur époux ainsi qu’à son père l’autorisation de tout organiser dans la demeure familiale. Ainsi la Princesse put s’occuper d’absolument tout pour les noces, comme toutes mères rêvent de faire pour leur enfant. Quelle joie elle éprouva lors des premiers essais pour la robe de sa fille !
La cérémonie promettait d’être magnifique. L’été était particulièrement chaud cette année-là.
Aussi, se croyant seule entre deux préparatifs, la Princesse retira son voile pour profiter d’une douce brise rafraichissante. Il ne fallut qu’un bref instant pour que le fiancé de sa fille ne l’aperçoive en passant par-là et qu’il en oublie tous ses engagements.
Sélène n’avait jamais accordé de crédit aux rumeurs qui accablaient sa mère, elle l’avait toujours soutenue. Néanmoins, si la Princesse avait accepté de se cacher, c’était bien pour protéger sa fille du « qu’en dira-t-on », des rumeurs qui auraient pu circuler à son sujet. Quand elle aperçut le jeune homme, elle fut horrifiée à l’idée que le fiancé puisse rompre ses engagements par crainte d’épouser la fille d’une sorcière au visage figé dans le temps.
Elle repositionna alors son voile et accourut à la suite du jeune homme qui faisait déjà demi-tour, visiblement troublé.
– Je vous en prie attendez, supplia-t-elle en lui prenant le bras. Ce n’est pas ce que vous croyez !
Le jeune homme la regardait sans un mot.
– Ce n’est aucunement de la sorcellerie, je vous le promets. Et Sélène vous aime…
Le jeune homme se reprit alors. Il la regarda fixement, comme s’il voulait voir à travers le délicat morceau d’étoffe.
La Princesse, sous son voile, trembla. Elle se savait que faire. Puis, une solution s’imposa à elle.
– Je vous promets de quitter ce village et la vie de Sélène, mais je vous en prie, ne renoncez pas à elle. Elle mérite d’être heureuse, plus que quiconque. Vous n’entendrez plus jamais parler de moi. Vous avez ma parole.
– Pouvez-vous… hésita-t-il. Pouvez-vous retirer votre voile ?
La Princesse fut surprise par cette demande qu’elle n’attendait pas, mais elle y concéda.
Lentement, elle souleva l’étoffe et la déposa sur ses épaules. Le jeune homme rougit alors.
Il n’avait jamais vu de femme plus belle.
– Epousez-moi… souffla-t-il.
La Princesse, interloquée, porta la main à sa poitrine. Elle en eut le souffle coupé et ne savait que répondre.
Le jeune homme s’approcha d’elle, l’obligeant à reculer pour éviter son contact. Il lui prit la main qu’elle venait de lever.
– Je vous en prie, épousez-moi, fuyons ensemble ! Laissez ce vieil homme qui vous sert de mari et vous oblige à vous cacher ! Venez avec moi !
Pour toute réponse, la Princesse retira sa main violement et le gifla de l’autre. Ses joues étaient rouges de colère, les larmes lui montaient aux yeux.
Elle s’apprêtait à remettre son voile et à quitter la pièce quand son regard fut attiré par une silhouette dans l’encadrement de la porte. Sélène.
Elle avait assisté à toute la scène sans pouvoir faire un geste, dire une seule parole. Elle pleurait en silence. Son regard exprimait colère et dégout.
Sa mère s’approcha d’elle.
– Sélène, ma fille, murmura-t-elle.
La jeune femme posa alors ses yeux sur elle. Son regard était dur désormais, noir.
– Hors de ma vue.
– Je t’en prie…
– HORS DE MA VUE ! SORCIÈRE ! hurla-t-elle.
Dans le cœur de la Princesse, quelque chose se brisa alors. Sans un mot, sans un dernier regard, elle quitta la pièce.
Plus tard, quand Tristan rentra à la maison et voulut voir sa femme, elle avait disparu.
Il la chercha partout, sans succès. Dans un ultime espoir, il se rendit jusque dans la tour où il l’avait rencontrée. A ce jour encore, il était le seul à en connaitre l’existence.
Malgré les années, l’édifice n’avait pas changé.
Quand il arriva devant la porte, elle était verrouillée, mais visiblement, elle avait servi récemment.
Il appela alors sa femme à haute voix. Au bout de quelques instants, le verrou de la porte fut retiré. La Princesse apparut alors, le visage rougi par l’émotion et les larmes.
Tristan avait appris ce qu’il s’était passé entre Sélène et elle. Quand il était rentré chez lui, il avait trouvé sa fille prostrée dans sa chambre. Il lui avait demandé où était sa mère.
« Partie. » avait-elle simplement répondu.
Après cela, il avait eu beaucoup de mal à en savoir plus, cela avait pris du temps mais elle lui avait finalement tout raconté.
Tristan savait que sa femme n’avait absolument rien à se reprocher mais il savait également que c’était inévitable. Cela faisait des années qu’il craignait qu’un homme plus jeune, plus beau ne tente de lui enlever. Et il avait fallu que cela soit le fiancé de leur propre fille.
Quand sa femme apparut devant lui, elle lui sourit tristement. Elle l’observa un moment, il avait tant vieilli. Ses cheveux noirs devenaient gris. Il ressemblait de plus à plus à son père. Néanmoins, elle l’aimait toujours profondément. Malgré le temps et les épreuves, elle avait été heureuse à ses côtés. Elle savait qu’il avait fait de son mieux.
Elle s’approcha lentement. Elle ne pourrait pas revenir avec lui, ils le savaient tous les deux. Elle le regardait pour la dernière fois. Elle lui caressa tendrement le visage, se dressa sur la pointe des pieds et l’embrassa.
Dans un élan passionné, Tristan la prit dans ses bras. Ils restèrent ainsi tous deux un long moment. Chacun versait des larmes silencieuses que l’autre ne pouvait voir.
Finalement, quand les larmes se tarirent, la Princesse s’éloigna et Tristan reprit le chemin du village. C’était mieux ainsi.
***
Les années passèrent encore... La Princesse n’avait pas quitté la tour depuis la dernière visite de Tristan.
Elle en sortait de temps en temps pour se promener autour de la vieille bâtisse et cueillir des baies sauvages mais c’était très bref. Elle n’était jamais revenue au village, elle ne s’en était jamais approchée. Pourtant, elle ne voulait pas s’éloigner. Elle savait sa fille à proximité, elle ne pouvait l’expliquer mais sentir sa présence lui faisait du bien, la rassurait et la rendait heureuse. Elle passait des heures à imaginer la vie de son enfant.
Un jour, alors qu’elle flânait au pied de la tour, elle vit approcher une très vieille femme au dos courbé. Ses cheveux blancs étaient maintenus par un chignon d’où s’échappaient quelques mèches. Elle portait une robe sombre et un châle recouvrait ses épaules. Elle s’appuyait sur un bâton pour marcher mais quand elle s’arrêta, il était évident qu’elle n’en avait pas besoin, elle était encore forte. Elle se redressa et observa la Princesse. Ses traits étaient durs, sculptés par des années difficiles, mais à la vue de la belle jeune femme, ils semblèrent se relâcher et elle esquissa un sourire.
« Tu n’as absolument pas changé. » remarqua-t-elle.
La Princesse s’approcha d’un pas hésitant. Elle ne pouvait y croire.
« Sélène ? » demanda-t-elle.
Pour toute réponse, la vieille dame sourit de plus belle.
« Bonjour mère. » finit-elle par répondre.
La Princesse porta la main devant sa bouche et, n’y tenant plus, se jeta dans les bras de sa fille.
Sélène l’accueillit avec une joie non feinte. Elles sanglotèrent ainsi un moment dans les bras l’une de l’autre, heureuses de ces retrouvailles.
Ensuite, elles s’installèrent, assises sur l’herbe fraiche. La Princesse dut aider Sélène à s’asseoir.
Et elles parlèrent, elles avaient tant de choses à se raconter.
Tristan était décédé une vingtaine d’année auparavant. Il ne s’était jamais remarié. Les dernières paroles qu’il avait offertes à sa fille avait été pour lui confier la localisation de la tour où s'était réfugiée sa mère pendant toutes ces années.
Sélène lui avait pardonnée depuis longtemps mais elle s’en était voulu de la façon dont elle l’avait rejetée. N’excusant pas son geste, elle n’avait jamais osé traverser la forêt jusqu’à la tour. Jusque-là. Le Temps a tendance à remettre les choses à leur place. Elle sentit qu’elle ne pouvait plus attendre.
De son côté, elle ne s’était jamais mariée, au grand dam de Tristan. Elle eut tout de même un enfant, un garçon. Mais il fut victime d’un accident de chasse, il n’avait pas 20 ans.
A la mort de son père, Sélène avait pris la tête du village jusqu’à récemment où, désormais trop âgée, elle avait légué ses responsabilités à un de ses plus fidèles conseillers, un cousin de son père.
Quand elles eurent fini de parler, le soleil disparaissait derrière les arbres. La Princesse supplia sa fille de rester mais celle-ci refusa. Sa place était au village. Elle s’en alla donc comme elle était venue. Heureuse d’avoir pu faire la paix avec sa mère.
Un mois plus tard, Sélène mourut à son tour, dans la grande maison où elle avait grandi.
La Princesse sentit au fond d’elle-même que sa fille n’était plus. Elle quitta alors sa tour.
Elle se rendit au village une toute dernière fois, sans voile, la tête haute. Qui se souviendrait d’elle maintenant ?
La jeune femme alla donc jusqu’au cimetière où reposaient son mari et ses deux filles. Elle se recueillit de longues heures dans le silence.
Enfin, quand elle se redressa, la Lune était déjà haute dans le ciel. Elle y jeta un bref coup d’œil en souriant tristement. Elle était seule encore une fois, après avoir survécu à sa famille.
Elle quitta le cimetière et le petit village endormi, ses cheveux dorés bercés par une petite brise. Jamais plus elle n’y retourna. Jamais plus elle ne se maria, jamais plus elle n’enfanta.
FIN.